Belle du Seigneur, ou les dangers du romantisme

« Descendu de cheval, il allait le long des noisetiers et des églantiers, suivi de deux chevaux que le valet d’écurie tenait par les rênes, allait dans les craquements du silence, torse nu sous le soleil de midi, allait et souriait, étrange et princier, sûr d’une victoire. A deux reprises, hier et avant-hier, il avait été lâche et il n’avait pas osé. Aujourd’hui, en ce premier jour de mai, il oserait et elle l’aimerait ».

A lire ce début, ou simplement sur la foi de sa réputation, on pourrait croire que Belle du Seigneur est un grand roman d’amour. Il figure en effet sur de nombreuses listes des chefs d’œuvre littéraires consacrés à ce sentiment, à côté de Tristan et Yseult, Roméo et Juliette ou encore L’écume des jours. Mais que ceux et celles qui s’apprêtent à s’y plonger lisent d’abord ce qui suit pour ne pas avoir de mauvaise surprise :

D’abord, ce « roman » fait 1100 pages (éditions Folio poche). Non pas parce qu’il s’agirait d’une saga sur plusieurs générations, mais parce qu’Albert Cohen se laisse régulièrement entraîner dans des digressions baroques, des délires mythologiques ou encore déroule pendant plusieurs pages les monologues intérieurs de ses personnages (sans ponctuation pour mieux retranscrire le flux naturel de la pensée).

Outre cette petite difficulté, il faut savoir qu’il s’agit non d’un roman d’amour mais d’un roman sur l’impossibilité de l’amour, entendu comme « amour sublime », hors des atteintes du temps et des ravages du quotidien. On assiste bien aux débuts d’une passion – assez insolites, déjà, ces débuts, puisque Solal, encore inconnu d’elle, tente de séduire la belle Ariane en se grimant en vieillard édenté et en la surprenant dans sa chambre.

« En ce soir du Ritz, soir de destin, elle m’est apparue, noble parmi les ignobles apparue, redoutable de beauté, elle et moi et nul autre en la cohue des réussisseurs et des avides d’importances, mes pareils d’autrefois, nous deux seuls exilés, elle seule comme moi, et comme moi triste et méprisante et ne parlant à personne, seule amie d’elle-même, et au premier battement de ses paupières je l’ai connue. C’était elle, l’inattendue et l’attendue, aussitôt élue en ce soir de destin, élue au premier battement de ses longs cils recourbés. Elle, Boukhara divine, heureuse Samarcande, broderie aux dessins délicats. Elle, c’est vous. »

Le style est lyrique, presque incantatoire, mais le résultat est un échec – puisqu’il se prend un verre dans la figure. Ce qui ne le démonte pas, et en effet sa prophétie se réalise quelques 300 pages plus loin, au terme d’un long discours cynique où les femmes en prennent pour leur grade et où l’amour est complètement démystifié :

« Premier manège, avertir la bonne femme qu’on va la séduire. Déjà fait. C’est un bon moyen pour l’empêcher de partir. Elle reste par défi, pour assister à la déconfiture du présomptueux. Deuxième manège, démolir le mari. Déjà fait. Troisième manège, la farce de poésie. Faire le grand seigneur insolent, le romantique hors du social, avec somptueuse robe de chambre, chapelet de santal, monocle noir, appartement aux Ritz, et crises hépatiques soigneusement dissimulées. Tout cela pour que l’idiote déduise que je suis de l’espèce miraculeuse des amants, le contraire d’un mari à laxatifs, une promesse de vie sublime. Le pauvre mari, lui, ne peut pas être poétique. Impossible de faire du théâtre 24 heures par jour. Vu tout le temps par elle, il est forcé d’être vrai, donc piteux. Tous les hommes sont piteux, y compris les séducteurs lorsqu’ils sont seuls et non en scène devant une idiote émerveillée. Tous piteux, et moi le premier ! »

Cette leçon de séduction (« 6e manège : la cruauté, 7e manège : le mépris d’avance, 8e manège : les égards et les compliments ») que ne renieraient pas les Pickup Artists, est aussi la clé du livre : Solal décrit par avance toutes les étapes par lesquelles leur couple va inéluctablement passer, avec une effrayante lucidité. Mais cela ne décourage pas Ariane qui, conquise, se lance tête baissée dans cette passion.

La troisième partie du livre est la plus belle : Albert Cohen excelle à décrire les délices de l’attente, les préparatifs en l’honneur de l’Aimé, les souvenirs des ébats encore chauds… C’est l’apogée de leur histoire, écrite cette fois en style simple et touchant :

 « Ô débuts, baisers des débuts, précipices de leurs destinées, ô les premiers baisers sur ce sofa d’austères générations disparues, péchés tatoués sur leurs lèvres, ô les yeux d’Ariane, ses yeux levés de sainte, ses yeux clos de croyante, sa langue ignorante soudain habile. Elle le repoussait pour le regarder, bouche ouverte après le baiser, pour le voir et le reconnaître, voir encore cet étranger, l’homme de sa vie. Ta femme, je suis ta femme, tvaïna gêna, balbutiait-elle, et s’il faisait mine de s’écarter, elle s’agrippait. Ne me quitte pas, balbutiait-elle, et ils buvaient à la vie. A leurs vies mêlées. »

Dans un roman classique, l’idylle aurait pris fin alors, de manière dramatique, le mari de la belle apparaissant un pistolet à la main pour envoyer les deux amants en enfer. Mais ici, ils vont construire leur propre enfer sur terre en s’enfuyant et vivre une vie de fugitifs, emmurés dans leur idéal de perfection intenable.

« L’appel, oui. Il fallait aller à l’amour. Sa créancière le convoquait, le sommait de lui donner du bonheur. Allons, prouve-moi que j’ai bien fait d’avoir choisi cette vie de solitude avec toi, lui disait-elle par le truchement du Vous qui savez ce qu’est Amour. (…) Deux heures. Il faisait un vent aigre dehors. Par conséquent, condamné à la chambre d’amour. Que faire jusqu’à l’heure du dîner ? Quoi inventer ? Les scènes de ces jours derniers avaient mis de l’animation, avaient fait passe-temps, mais elle en avait trop souffert. Il fallait trouver autre chose. Partir pour l’Italie de nouveau ? Pas le courage. D’ailleurs, même à Venise, ce serait eux qu’ils retrouveraient. »

A partir de la page 800, la lecture devient éprouvante et il faut être solide pour ne pas perdre foi en tout sentiment amoureux : l’ennui qui gagne les amants ne peut être combattu que par des scènes artificielles, une jalousie feinte, et les deux héros épuisés ne voient plus d’issue…

Même sans révéler la fin du livre, son message est foncièrement pessimiste : l’amour romantique, pire qu’une illusion, est un poison toxique.

Cela nous pousse à nous demander s’il n’y a pas un fond de vérité derrière tout cela : en effet, à vouloir être trop parfaits, à ne prétendre partager que des moments sublimes, des amoureux iraient sans doute dans le mur.

Toutefois, nous ne pensons pas qu’aujourd’hui, en 2013, nous soyons concernés par ce danger. Le romantisme absolu est tellement peu pratiqué que personne ne risque plus de suivre le destin de Solal et d’Ariane !

Et vous, qu’en pensez-vous ? Avez-vous aimé ce livre ? est-il attaché à un souvenir particulier ?

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